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Romainville. Avant le métro - Simone Prouvé

samedi 4 avril 2015

ATELIER D’ÉCRITURE
(dirigé par Guillermo Pisani)

Texte de Simone Prouvé

[...] Un autre jour, en descendant du parc, je suis tombée sur le nouveau
cimetière clôturé de haies, comme de petits enclos fermés, à l’entrée
un bel auvent en verre couvert de branches. Juste à côté une clôture
entrouverte, je m’y suis faufilée et suis tombée sur un jardin ouvrier
(du moins les vestiges). J’y suis restée très longtemps et ai pris des photos,
c’est en regardant les photos pour écrire ce texte que je ressens
avec émotion l’abandon, il restait quelques coins intacts et quelques
personnes. J’aime les cabanes, faites de matériaux hétéroclites, de tous
les déchets laissés pour compte, glanés au hasard, sur les chantiers, les
poubelles, dans la rue, décharges sauvages, tôles trouvées au fil des ans,
qui se dégradent irrégulièrement, suivant l’emplacement, les restes de
peintures, ou les rouilles différentes, nord ou sud, pluie ou soleil, tôles
ondulées ou plates, verticales ou horizontales, la façon d’être fixées
dans l’ensemble, bouche-trous, mélangées à des bois, du plastique, des
palettes, des panneaux publicitaires, rebus de clôtures. La beauté de la
tôle rouillée, la manière qu’elle prend en se dégradant, les couleurs, les
déformations dues aux clous et fixations, aux chocs, couleurs tellement
vivantes, les déchirures de la sculpture, de la dentelle, aucune cabane
ne se ressemble, une individualité, utilisation de bidons déroulés, les
rondelles servant de tuiles, gouttières improvisées, récupération des
eaux de pluie, vases communicants d’un bidon à l’autre, des touches
personnelles, petites sculpture naïve et tellement vivante, clôtures de
jardin, portes en bois de lit, de l’art brut.
J’imagine facilement l’ambiance qu’il devait y avoir, la vie, les casse-croûte,
les échanges : de produits, de graines, de conseils, les enfants
chahutent, j’ai l’impression de les entendre, de les voir.
C’est une grande émotion de voir toute cette poésie, tout ce travail,
fait avec tellement de plaisir, toute cette ingéniosité, ces bricolages, la
personnalité et les différences de chaque cabane, les tonnelles, les
auvents.
Elles n’existent plus, rasées, matraquées, j’imagine la tristesse et le
regret de tous ceux qui y ont passé leurs dimanches et leurs loisirs en
famille, et voisins, à travailler le terrain, à soigner légumes et fleurs.
Ailleurs, un nouveau jardin est construit, je n’y suis pas rentrée, je
l’ai vu de loin, cabanes bien faites, mais toutes pareilles.
Ont-ils eu une place ? En ont-ils voulu ?
J’aime l’anarchie de tous ces jardins, ils disparaissent petit à petit ou,
dans ceux qui restent, les cabanes sont transformées par le même type,
toutes pareilles, dans toute la France ; quand je les revois, je ne les
reconnais plus, sans imagination, sans âme, passées au moule, lavage
de cerveau.
J’ai vu une affiche chez des amis représentant une rue grise, des
maisons toutes semblables grises, même forme, mêmes couleurs, sauf
une, que le propriétaire est en train de peindre en rose et jaune.
Et devant, un car de police, qui embarque le peintre brutalement. – S. P.

Passage d’encres III - n° 4 - 2e trimestre 2015 - issn en attente.