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6. La page invisible - Anne-Marie Christin

vendredi 27 novembre 2015

6. Passage d’encres III - 4e trimestre 2015 - issn en cours.

LA PAGE INVISIBLE

par Anne-Marie Christin*

En décidant de traiter dans ses revues le livre comme une image et d’utiliser la papier calque pour certains numéros de OX, Philippe Clerc a fait de la succession de pages dont on attend qu’elles nous racontent une histoire l’aventure ouverte de nos rêves. lus volontairement anonyme encore et plus étrange que l’art de Mallarmé cherchant à éveiller par l’aménagement réglé de ses blancs dans l’espace typographique, « l’ordonnateur de fêtes en chacun », l’art du metteur en images de pages invisibles vise à initier le lecteur à la contemlation archaïque, inquiète et émerveillée, qui a permis au premier de tous de franchir le monde des formes pour atteindre celui des mots.

Cela commence par un lieu – Alexandrie – que l’on parcourt d’une page à l’autre comme on entrerait dans un mirage. Illusion tangible d’un réel sans cesse défait ou incertain mais dont l’évidence nous parviendrait peu à peu en ses données essentielles : présence immobile et stable, autant qu’indéfiniment inaccessible, d’une ville figée dans ses poussières mais qui ne cesse pourtant aussi de se renouveler sous le regard, comme imprégnée d’une mémoire future décevante et apaisante à la fois. Vues pâles et faussement éphémères : le temps s’y enrichit tout à tour de celui, naïvement cyclique, de l’image, et de la clôture imposée par la butée linéaire du livre. Temps absolu – rien ne bouge d’une image à la suivante prise dans la même structure – mais temps animé cependant par la surprise continue des yeux, dans cette enquête à l’intérieur du visible qui ressemble à un souvenir.

Cela se poursuit en ce même lieu, mais saisi à la surface des murs, et dès lors qu’on s’en distrait pour y reconnaître d’abord un nom, ou une phrase. Muette bibliothèque babélienne, anamorhoses citadines de l’écrit : dans la vapeur des choses, les inscriptions semblent se substituer ou se superposer sciemment l’une à l’autre, aussi précises que mutuellement étrangères, révélatrices d’une histoire qui n’est pas seuleent cell de la ville mais, bien avant elle, du parchemin, du papier, du livre, et, au-delà encore, de l’écriture elle-même en sa jalouse diversité graphique. Brisant l’interdit de transparence lié à toute blancheur lisible, faisant du palimpseste, plus qu’un jeu, son énigmatique vérité, le papier calque, dans cet hommage du noir réduit à ses ombres et à ses doutes envers l’essence secrète de tout support, devient créateur lui-même. Porteur d’écritures et de traces non pas à la manière d’empreintes mais comme s’il ramenait à sa surface des fragments épars de l’au-delà, il compose sur le bord des pages le livre de leurs témoins fantômes.

(Août 1999)

* Décédée en 2014 (NDÉ).