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Carrefour des limites - Christiane Tricoit
samedi 22 août 2015
CARREFOUR DES LIMITES
Karel Kl. attend depuis vingt minutes à l’arrêt de bus de la mairie. Il se tient légèrement voûté et regarde l’étrange manège en face, de l’autre côté de l’avenue.
Une petite voiture blanche vient de s’y arrêter. Deux hommes en sortent, silencieux, mécaniques et parallèles. L’un des deux traverse la rue et ensemble, sans se regarder, ils enlèvent la vitre courte des deux abris de bus, placent les nouveaux horaires de travail, referment la vitre, ouvrent la vitrine longue, changent les slogans, remettent la vitre. Puis ils remontent dans leur petite voiture blanche, efficaces. L’opération n’a pas duré cinq minutes.
Karel Kl. se retourne et lit les nouveaux slogans de la semaine : La Société Protège des Intempéries. La Société Prend Soin de Vous. Merci d’Avoir Créé La Publicité. Le bus finit par arriver. Il était temps, Karel Klaus est frigorifié. D’habitude, il fait ce chemin à pied. Aujourd’hui il n’en a pas le courage, car aujourd’hui s’arrête son allocation de chômage.
Avant de s’engouffrer dans le métro, Karel Kl. s’arrête chez le marchand de journaux. Une vieille habitude. Pourtant, il n’y a plus guère le choix : Des mots fléchés (deux éditions par jour) ou Les Gens (une seule édition, le matin). Ses yeux balaient machinalement le gros titre sur cinq colonnes : LE BATTEUR BATTAIT SA FEMME. Il ressort presque aussitôt.
Pour arriver au quai du métro, il faut descendre un escalier interminable. Sur les trois dernières marches s’anéantit lentement un jeune homme aux cheveux prématurément blanchis. Des comme ça, il y en a plein depuis des années. Sur le quai, les sièges ont été enlevés.
À l’intérieur des rames, des mendiants portant le badge de la Société se relaient. Sans parler, ils tendent la main. En pure perte : la majorité des paiements sont effectués avec la Carte-O-Matic. Ceux qui n’ont pas le badge risquent la prison (Pour avoir le badge il faut jurer qu’on ne se révoltera jamais.)
De nombreux voyageurs portent des lunettes noires pour ne pas voir les mendiants. Quelques individus arborant des signes de reconnaissance distinctifs se lancent des regards haineux. Certains sont barbus, d’autres ont le crâne rasé, d’autres encore portent la soutane, etc.
Karel Kl. arrive enfin à l’agence. Verre et plantes vertes, moquette bleu décontractant. Une fille pimpante dans chaque casier blanc. Il pense : Un fille dans chaque port et ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire de dérision. La sienne lui explique qu’il y a du travail bien sûr, mais pas pour lui : les architectes ne balaient pas les rues, ils dessinent. Et, des architectes, il y en a trop de toute façon, comme il y a trop de médecins, trop de psychologues, trop de tout. C’est sans appel : il n’y aura pas de prolongation. Karel Kl. devient dans la minute un FDD, un fin-de-droits. Assommé, il n’essaie même pas de discuter et s’en va.
Un air de tristesse a envahi la campagne et la ville.
Dans le métro, il voyage debout, serré sans le vouloir contre une fille aux cheveux auburn très courts. Le temps du voyage il pense que. Il croise le regard de la fille dans la vitre de la porte à plusieurs reprises, mais elle ne se retournera pas, il le sait déjà. Les amants sont mis dans des camps, avec les malades, les fumeurs, les zomos et les xènes. Et seule est autorisée la copulation en vue de la reproduction. La fille lit inlassablement le petit autocollant sur la porte en acier, dont elle tient fermement la poignée. Il connaît ce texte par cœur et le lit presque en même temps qu’elle : En cas de danger, si l’ouverture ne peut être obtenue, actionnez le signal d’alarme.
La fille descend cinq stations après. Très vite et sans se retourner. Machinalement il regarde sa montre et le nom de la station.
Son signal à lui, il le connaît, c’est le sifflement sournois tapi au fond de ses bronches et qui ressort à la moindre alerte. Il a presque appris à l’apprivoiser en expirant profondément. Son cœur bat à grands coups maintenant.
Dans le couloir de correspondance bordé de chaque côté de marchands de viennoiseries écœurantes et de propagande, Karel Kl. a droit à un contrôle. Les militaires (rangers, mitraillette) qui vérifient ses papiers ricanent en disant son nom à voix haute, mais le relâchent car il est en règle. Son vieux manteau en poil de chameau de bonne confection l’a encore une fois sauvé.
Quand il sort du métro, il peut à peine respirer. Il rentre pourtant à pied à R. jusqu’à son minuscule studio. Le sifflement alterne maintenant avec l’impression de coton déchiré dans sa poitine. C’est la crise.
Arc-bouté pendant une heure au-dessus du lavabo, le cerveau embrouillé par la panique, il se dit : Je vais crever. Puis les trucs qu’il a pris en arrivant pour éviter l’étouffement complet commencent à agir et il tombe comme une masse tout habillé sur son lit.
danger,
en cas de
mon souffle
sur sa nuque danger,
son visage dans la –
rythme fou de la rame
jusqu’à
saturation.
en cas de dan
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Karel Kl. se réveille en sursaut, en apnée. Il n’a dormi, en fait, qu’un quart d’heure. Alors il se lève, sort de son brouillard et cherche son carnet de croquis. Puis il écrit de son écriture à lui, pas celle de l’architecte qu’il a été
et sourit en lisant cette phrase. Ensuite il avale un thé brûlant avant de ressortir.
Karel Kl. marche maintenant d’un bon pas sous le soleil d’hiver. Il respire, il existe encore. Arrivé dans les Bas-Pays, il se dirige vers le carrefour des Limites par la sente de la Poix-Verte, traverse la nationale, puis prend le petit pont avant de redescendre vers le canal pour prendre à droite vers la Folie.
Revenu au carrefour des Limites, il remonte la voie de la Résistance et arrive au métro par les petites rues de la commune des L. Il s’achète un chausson aux pommes, de ceux qu’aime tant sa vieille amie Claudine F., et repart en bus par l’autre ligne, celle où l’on n’a pas besoin de faire semblant de poinçonner son ticket. Une petite affiche près de la porte prévient : C’est Mal De Tricher.
Tout lui paraît plus facile désormais. Le bus à rallonge le dépose place du Marché. Il fait presque nuit. À cause du bus, il ne voit pas arriver la voiture sur la droite.
Christiane Tricoit
Passage d’encres III - n° 5 - 3e trimestre 2015.