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Voirie urbaine (extraits) - Jean-Jacques Nuel
lundi 17 août 2015
VOIRIE URBAINE
(Extraits)
La montée de la Grande Côte – connue pour sa forte déclivité – portait le même nom à la descente, ce qui heurtait tellement l’esprit logique des habitants du quartier qu’ils préféraient rejoindre la ville basse par une rue parallèle.
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Le pont de l’Université avait été raccourci en pont de l’U par les étudiants, mais il était toujours aussi long à traverser, surtout les jours d’hiver où un épais brouillard cachait l’autre rive du fleuve.
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La rue de l’Espérance avait été rebaptisée rue du Constat amer et lucide, mais les riverains s’obstinaient à l’appeler encore par son ancien nom.
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On n’a pas changé le nom de la rue de la République depuis l’avènement de la dictature. Il est vrai que celle-ci ne dit pas son nom.
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La rue du Cimetière conduisait bien sûr au cimetière, mais, à l’autre extrémité, on trouvait la clinique de la Sauvegarde, et son service maternité.
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La rue du Château ne tenait pas ses promesses : bordée au départ de belles demeures médiévales parfaitement restaurées, elle n’aboutissait qu’à des ruines.
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Le nom de ce poète aujourd’hui oublié avait été attribué à l’ancienne rue des Teinturiers. Immortalité toute provisoire, car, lors de la démolition du quartier, la rue elle-même disparut de la carte.
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Depuis que la rue de la République était devenue piétonne, le flux des passants s’était reporté sur le boulevard du Palais, une voie parallèle animée par le ballet des voitures et la musique de leurs klaxons.
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Jamais il n’aurait voulu reconnaître qu’il avait vieilli, mais la montée des Esses, au sommet de laquelle se trouvait son domicile, lui paraissait plus longue et plus raide.
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Comme son nom l’indique, le chemin des Trépassés menait au vieux cimetière. Les riverains demandaient avec insistance à la mairie le changement du nom de cette voie qui, selon eux, dépréciait leurs biens immobiliers et les pénalisait lors de la revente.
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Le maire a posé un ultimatum aux habitants de la vieille ville : soit la rue du Maréchal-Ferrand perd son nom faute de maréchal-ferrand, soit un maréchal-ferrand s’y installe pour que la rue conserve son nom !
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Rue du Développement durable, on trouvait tous les appartements de fonction des technocrates du ministère de l’Environnement.
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Très étourdi, M. Dupont avait choisi d’habiter rue Pierre Dupont, car c’était le meilleur moyen de ne pas oublier son adresse.
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Malgré son nom, la rue du Nord n’était pas la plus froide de l’agglomération. Les piétons l’empruntaient plus volontiers que la rue Frédéric Mistral, où soufflait en permanence une bise glaciale.
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À la saison des crues, le vieux pont Neuf se retrouvait noyé sous les eaux, et les plus hardis le traversaient à la nage.
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Dans un méandre du boulevard de Ceinture, la Cité universitaire.
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Aux deux extrémités de la rue Désirée se tenait un panneau de sens interdit. Comment s’y engager sans commettre une infraction ?
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Quand la rue barrée fut rouverte à la circulation, on s’aperçut qu’elle avait fait peau neuve et repris son nom de jeune fille.
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Depuis la réaffectation de l’ancien bâtiment de la mairie, la rue de l’Hôtel de ville a été rebaptisée rue de l’Hôtel de passe.
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Bien que le cimetière communal fût situé rue de l’Égalité, la diversité des dernières demeures – de la simple tombe de terre au caveau de marbre – témoignait encore du rang social de leurs propriétaires défunts.
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Se promener boulevard Ulysse, aux alentours de la caserne de pompiers, pouvait être fatal à qui oubliait de se boucher les oreilles pour ne pas entendre le chant des sirènes.
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La fin de l’avenue de l’Avenir se perdait dans une brume épaisse et continuelle. On racontait qu’un homme qui serait allé jusqu’au bout de l’avenue n’aurait jamais eu assez de temps pour revenir sur ses pas.
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Après la pluie tombée rue du Souvenir, une flaque d’eau sur le macadam reflétait un peu de ciel gris.
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Rue de la Fraternité, on a construit de grands ensembles pour juxtaposer et empiler des solitudes.
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Après avoir fait le tour de la Terre en métro, le voyageur ressortit par la station Denfert-Rochereau, la même où il était entré un mois plus tôt.
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La rue sans issue s’échappait par le ciel.
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Quai de l’Hôtel-Dieu, en prêtant l’oreille avec attention, on finissait par distinguer derrière le chant des oiseaux les plaintes des mourants et comme l’écho de cinq siècles d’agonie.
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On continuait de l’appeler place de l’Étoile, bien qu’elle fût déjà morte à des millliers d’années-lumière de là.
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Entre la cinquième et la sixième avenues a été tracée une nouvelle voie urbaine qui devient de fait la sixième et décale d’un cran la numérotation de toutes les avenues suivantes, jusqu’à la quarante-septième.
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Pour rejoindre le boulevard Jean Jaurès, le chemin le plus direct était de passer par la rue Maurice Barrès – et aucun habitant de la cité ne refusait de prendre ce raccourci pour de mauvaises raisons idéologiques.
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Le cours de la Liberté, si on le suivait sans jamais dévier de son axe, conduisait tout droit à la case prison.
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La rue de l’Éternité n’est qu’un tronçon d’éternité.
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La montée des Charmettes était plus longue à la fin de l’été, car on s’arrêtait fréquemment pour cueillir des mûres au bord des propriétés à l’abandon.
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Les films X passent dans les cinémas de la rue X, qui tient à garder l’anonymat.
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La place Ronde s’ornait d’un collier de petites boutiques de luxe.
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La rivière sait qu’un jour ou l’autre le fier pont de la Victoire finira dans son lit.
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La stricte et rectiligne avenue du Lycée n’avait plus rien à voir avec le chemin des écoliers.
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Toutes les rues, toutes les avenues, toutes les places portant désormais le nom du dictateur, on avait du mal à se repérer et à trouver son chemin.
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Les initiés l’appelaient entre eux rue du Lupanar, mais bien sûr, ce n’était pas son véritable nom.
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Les avenues identifiées par un numéro ne font aucun complexe d’infériorité devant les avenues identifiées par un nom propre – souvent moins connu que le moindre des nombres.
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La rue portait le nom de la rivière souterraine dont elle épousait le tracé, à ses risques et périls.
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Rue des Loriots, des Rossignols, des Fauvettes, des Pinsons, des Alouettes ; en banlieue, les rues se traitaient de tous les noms d’oiseaux.
Jean-Jacques Nuel
Passage d’encres III - n° 5 - 3e trimestre 2015.