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Ainsi parlait-on dans les années 1940-1950 (I) - Yves Noël Labbé

mercredi 10 février 2016

Ci-dessus : linogravure de Michel Potier (Passage d’encres n° 4 (1997), « Le clair, l’obscur », collector).

AINSI PARLAIT-ON DANS LES ANNÉES 1940-1950

Dans les années 1940-1950, un parler avait trouvé sa niche, et prospérait. Venu de loin, il s’était adapté ; venu d’ailleurs on l’avait adopté. Quand il n’avait pas été inventé, tout simplement. Ce parler des classes moyennes dans l’après-guerre n’était ni l’argot du « milieu » ni celui des faubourgs. Il fuyait les mots convenus, les mots « comme il faut », ceux des gens instruits, des maires et des sénateurs : jugés désincarnés, ils étaient donc impropres à faire ressentir. Il reflétait la vie d’alors dans ce milieu – quand il ne contribuait pas à construire sa réalité. Les caractères, les comportements, les passions, les situations, étaient traduits en images amusées ou vachardes, geignardes ou bravaches. Il y avait des jalousies impuissantes qu’on tentait de surmonter à coups de lieux communs, et des revers de fortune qui rassuraient ceux qui n’avaient rien. Comme aujourd’hui, dira-t-on ? Sans doute, mais différemment puisque c’était l’air de ce temps-là, et que son parfum s’est évaporé en emportant avec lui un peu de sa substance.
V. aussi la seconde partie de cet article

En voici un échantillon qui parle :

- Des riches
Nouveau riche / richard / rupin / parvenu / profiteur et aussi gens de la haute / aristos qui ont de quoi / de la galette / du pèze / de l’oseille / du blé / du picaillon / du bien devant soi / de l’argent de côté, qui en ont mis à gauche / en ont plein les poches / plein aux as de quoi user la chandelle par les deux bouts / claquer son pognon / s’en payer / sortir ses biftons / se la couler douce mais aussi s’élever à la force du poignet / s’être fait soi-même / ne devoir rien à personne

- Des pauvres
Pauvres / sans-le-sou / petites gens / gens de peu / purotins / miteux / fauchés comme les blés / raides / nécessiteux / miséreux / crève-la-faim / va-nu-pieds / vagabond / clochard / romanichel / sans-logis [on ne disait pas SDF], et puis vivoter / en baver / tirer le diable par la queue / être sur la corde raide / tomber dans la misère / (s’efforcer de) de faire bouillir la marmite / ne pas s’en sortir / ne pas y arriver / ne pas se relever / ne pas joindre les deux bouts / (ne pas pouvoir) mettre de côté / faire des pieds et des mains...

- De l’être
(C’est) un homme / un mec / un mecton / un gazier / un gonze / fier / hâbleur / fort en gueule / grande gueule / gueulard / m’as-tu-vu / mielleux / gommeux / gandin, opposés à digne / méritant / effacé / pas causant / pas locace / ramollo / chiffe molle / mollasson / emprunté / bras ballants...
Et puis : costaud / mastard / fier-à-bras / charpenté / qui a du coffre / portant beau / allure avantageuse, opposés à÷ : gringalet / riquiqui / mal gaulé / maigrichon / fade / maniéré, et pour les femmes : nana / souris / poule / gonzesse / pimbêche / bêcheuse / mijaurée / greluche / bien balancée / gironde / allumeuse / souillon...

- Du paraître
Avoir sa fierté / (savoir) se tenir / se croire / se montrer / se redresser / se mettre en avant / être intrigant / regarder de haut / [aller] le menton en avant / faire du chiqué / faire (ou avoir) des manières / faire de l’esbroufe / se la raconter / en mettre plein la vue / jouer les aristos / faire le fier / péter plus haut que son cul / faire des chichis / avoir une contenance, opposés à : pas causant / qu’on n’entend pas / qui ne la ramène pas / qui ne se fait pas remarquer / qui courbe l’échine et aussi : faire une drôle de bouille / la soupe à la grimace / il (elle) m’a tourné le dos / jaser

- De nous et des autres, des situations et des sentiments
Fatigué, et donc crevé / sur les genoux / sur les rotules / flapi / vanné / rincé / esquinté / les nerfs qui tombent ; et vexé, donc : froissé / contrarié / les nerfs en boule ou bien chaviré / retourné / dans tous ses états, quand ce n’est pas : estomaqué / interdit / décontenancé / remonté / en pétard / (en vouloir à quelqu’un qui) ne l’emportera pas au paradis / garder un chien de sa chienne / avoir une dent contre (lui, elle) / faire du foin / du boucan / du ramdam / du barouf / du tintouin / ça va faire vilain / réveiller la boutique / chanter pouilles / il fallait que ça sorte / il ou elle n’arrête pas de me seriner (dans les oreilles)/ dégoiser / déblatérer / dire par derrière / faire bonne figure / faire grise mine / contre mauvaise fortune bon cœur / envoyer son paquet / ne pas (lui) faire dire / lui dire ses quatre vérités ; et aussi : quelqu’un de bien / bonne personne / toujours attentionné / c’est un(e) saint(e) / jamais un mot de travers / jamais un mot plus haut que l’autre, même quand il y a un froid / des hauts et des bas / de l’eau dans le gaz / des prises de bec / des bisbilles / la soupe à la grimace quand on a la tête près du bonnet il faut alors : se rabibocher / se retrouver / se raccommoder, [alors] on tire un trait / on oublie les affronts et il ne faut pas : s’emberlificoter dans des explications sans queue ni tête et se garder d’être à tu et à toi / copain comme cochon / cul et chemise

- De la fuite, de la traque, de la peur, des punitions
Malin et voyou : se tirer / s’esbigner / mettre les voiles / prendre le large / mettre les bouts / se faire la malle / s’arracher / se barrer / se trisser / se casser
Sans gloire : en douce / en catimini / filer à l’anglaise / déménager à la cloche de bois
Et puis : se faire piquer / gauler / paner / choper / alpaguer/ avoir les foies / avoir les jetons
Ou bien prendre : une correction / une tournée / une beigne / une taloche / une douille / une rouste / une dérouillée

- Du travail
Le boulot / le turbin / le taf / le chagrin / une bonne gâche / boulonner / turbiner / bosser / marner / aller au charbon / la boîte / le taulier / (ne pas) caner (devant le travail)

- Du fléau : la boisson
Il y a abondance de mots puisqu’on boit beaucoup, mais le mot ivresse est réservé aux poètes, tout comme grisé et les vignes du Seigneur. Le mot ivrogne, lui, n’est en rien gratifiant. Boire n’est pas encore une maladie, mais plutôt un vice. Aujourd’hui on est éthylo-dépendant, de même qu’on n’est plus mauvais élève, cancre, mais élève malade atteint de dyslexie, dysorthographie, dyscalculie, de troubles de l’attention, d’hyperactivité, etc. D’où une kyrielle de mots plus ou moins dépréciatifs pour le buveur  :
On est : porté sur la boisson, alors on se retrouve : pompette / gai / joyeux ou bien : cuité / pinté / beurré, ce qui revient à : être bu / être torché / être bien mûr / être rond comme une queue de pelle / être une éponge / tenir une (bonne) biture / en tenir une bonne / lever le coude / être rond / gris /noir / avoir une mufflée / être chichté / avoir du vent dans les voiles / avoir sa musette / picoler / téter la bouteille / biberonner / lichetrogner / être porté sur la bouteille / avoir le gosier en pente / avoir une bonne descente, donc être un : boit-sans-soif / poivrot / pochard / saoulard / soiffard / arsouille / pochtron toujours au cul du tonneau, en somme un : pilier de comptoir / sac à vin / chevalier de la bouteille
Soulignons la gradation : on est indulgent, voire amusé quand l’ivresse alcoolique est occasionnelle, quand elle saisit par surprise :
Il est pompette, dit-on, il est gai, joyeux, etc.
Mais, si la ration d’alcool est quotidienne, l’indulgence n’est plus de mise :
S’il est permis, voire de bon ton de : trinquer, de boire un apéro, boire un coup, un canon quand on tient l’alcool l’ivrogne, lui : ne sait plus se tenir.
Et ils sont nombreux ces hommes-là (quant aux femmes, elles sont encore plus stigmatisées), et les cas de cirrhose abondent, les accès de delirium tremens guettent ceux qui vont « se faire désintoxiquer »… ce qui nous amène tout droit à la « folie ».

- De la fête et de la folie
Donc on fait la fête : bambocher / faire la bombe / faire la noce / (être un) noceur / faire la vie / la ribouldingue / la ribote / la java / la bamboula / une vie de patachon / prendre du bon temps / s’en payer / se la couler douce / manger son pain blanc le premier / manger le caviar à la louche
On peut perdre la raison (du moins au regard des autres) ; on est : bizarre / braque / dérangé / dingue / doux dingue / dingo / sinoque / zinzin / maboule / taré / brindezingue / cinglé / azimuté / fada / toqué / chtarbé ; (il ou elle) a une araignée dans le plafond / un grain / n’a plus toute sa tête / travaille du chapeau / travaille du ciboulot / est : fou à lier / bon pour Sainte-Anne (région parisienne) / mûr pour Pontorson (Basse-Normandie)

Sans compter toutes les expressions que je n’ai pas mentionnées et que d’autres retrouveront...

Yves Noël Labbé