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Lugano : Markus Raezt et Alexandr Rodcenko au LAC

lundi 21 mars 2016

LUGANO : MARCUS RAEZT ET ALEXANDR RODCENKO AU LAC

Au LAC (Lugano Arte e Cultura), Centre culturel de la Ville de Lugano (Suisse) dans une ample et belle structure allègrement bétonnée, on peut voir deux expositions d’envergure.
Du 30/01 au 1er/05 2016, celle de l’artiste suisse Markus Raezt (1941), dont c’est la première exposition monographique, et celle de l’artiste russe Alexandr Rodcenko (1891-1956), du 27/02 au 08/05 2016.
Belle combinaison de ces deux artistes novateurs qui fourmillent d’idées et dont la perception oculaire est au centre de leurs recherches.
Celle de Markus Raezt, essentiellement poétique et dansante d’une créativité envoûtante. De trois feuilles séchées, légèrement ocrées, d’un fil de fer , de quelques brindilles, matériau, chaque fois utilisé tel un crayon, Markus Raezt construit un profil, un visage, une physionomie. On s’émerveille et l’on se prend à se dire « il fallait juste y penser », tant le processus semble d’une grande simplicité.
Ailleurs, de deux fils électriques colorés, récupérés dans une probable boîte à outils et que l’artiste a légèrement torsadés, naît une sphère minuscule, sculpture figurant l’infini.
Ces multiples « bricolages », j’emploie ce mot avec respect pour souligner la légèreté de la forme, sont autant d’étincelles jaillies d’un cerveau, véritable boîte à faire des miracles et dont la gravité du propos n’est qu’une séduction supplémentaire. En témoignent les nombreux carnets tenus par l’artiste au jour le jour, remplis de dessins, d’images-repères glanées dans tous les lieux traversés (une série d’écussons suisses, pas moins de vingt-six par exemple...), tout cela épinglé dans les pages telle une multitude de papillons. S’accouplent dans des sujets très divers tels que mots, paysages, visages, physionomies « la dimension universelle » rejoignant « celle de l’intimité ».
Un volumineux catalogue permet d’emporter avec soi, un peu de cette magie.

L’exposition Rodcenko, proposition élaborée par la commissaire russe Ol’ga Sviblova, à partir du fonds de la Moscowa House of Photography/Multimedia Art Museum, dont celle-ci est la directrice, nous donne à voir, à travers pas moins de trois cents photographies et photomontages, tout un pan de la Russie soviétique en pleine construction.
Aux portraits de Lilija Brick, à ceux de Vladimir Maïakovski, viennent s’ajouter ceux de toute cette Russie en ébullition et nous permet d’assister à la naissance de l’homme nouveau. Avec cette idée de répertoire-inventaire ce sont des photographies de toutes sortes qui nous replacent dans le contexte de cette époque. Ainsi des hommes au travail, photographies réalisées pendant la percée titanesque du canal joignant la mer Blanche à la mer Baltique ou celles prises durant la réalisation des grands travaux architecturaux, photographies avec points de vue géométriques entremêlés de diagonales, de ponts, d’étourdissants escaliers mécaniques, œil de l’artiste qui rend si admirablement compte de ce qu’ont fait ces bâtisseurs de villes nouvelles. Rodcenko, observe tout : les nouvelles voitures, les détails aussi de cette industrialisation galopante tels boulons, moteurs, tubes d’acier... Chez l’artiste russe tout est affaire d’éthique et d’esthétique. Œil au service de hautes performances sportives, de courses, de défilés multiples à la gloire de cet État en marche. Car, pour Rodcenko, la photographie va devenir un moyen de témoigner et de représenter en des constructions intellectuelles très travaillées cette toute nouvelle Russie. Lui aussi en son temps a consigné dans ses carnets l’état de ses recherches, qui ne sont pas le fait du hasard et de la musardise. Ne note t-il pas : Je me sers d’une gomme, d’un triangle, d’une équerre pour construire scientifiquement mes expérimentations... » Pour l’artiste, « chaque nouvelle vision est une révolution » et d’ajouter : « On peut créer à travers le montage des moments photographiques parfois absents de la réalité et ce par des distorsions optiques, des photogrammes, des reflets, et réaliser toutes sortes de constructions spatiales ». « J’ai pu faire émerger un nouveau paysage, celui de notre époque », écrit Rodcenko.
Néanmoins, un artiste d’une telle dimension, témoin d’un gigantesque phénomène de masse, n’a-t-il pas parfois désiré s’échapper de cette emprise lourdement étatique ? Et ce désir ne l’a-t-il pas laisser s’envoler dans ces prises de vue de trapézistes, d’acrobates, de jongleurs qui dans leurs sauts dans le vide semblaient pouvoir s’échapper ?

Sylvie Reymond-Lépine

Bellinzona 8 mars-Paris 14 mars 2016