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7. Sphinx - Bernard Dumortier

mercredi 30 mars 2016

7. Passage d’encres III - 1er trimestre 2016 - issn en cours.

SPHINX

« On a donné à ces insectes le nom de sphinx à cause de la forme et de l’attitude singulière de leurs chenilles [. ..) les insectes de ce genre ont presque tous quelque chose de remarquable. »
M. Geoffroy. Histoire abrégée des insectes, II, 1762.

« Pour le traquer, il faut s’armer d’espoir et de dés à coudre. Et aussi de fourchettes.
Soigneusement. On peut encore l’occire.
D’un coup d’action de chemin de fer.
Et le charmer avec des sourires et du savon. »

À en croire le Boulanger – et l’Homme à la Cloche ne l’avait aucunement démenti –, c’était la méthode éprouvée pour chasser le Snark. Pour chasser le Sphinx (si on a cela en tête) c’est une autre histoire. Là, Lewis Carroll est de peu de secours. Et il est vrai que sur le gazon de Christ Church College on l’avait vu plus souvent la chambre photographique sur l’épaule que le filet à papillons à la main. Lui, ce qu’il ai­mait, c’était immobiliser les fillettes sur une plaque de verre, la tête en bas, figées dans la gélatine argentique.

L’enfant et l’insecte sont des proies faciles. Il y a moins de différence qu’il n’y paraît dans le traitement qu’elles ont à subir. La pose définitive est au bout. Le bain révélateur va fixer l’image latente ; sur l’étaloir, les épingles et les bandelettes assurent à jamais la stricte rectitude des ailes et du corps. Des années plus tard, l’album de photos et la boîte à papillons témoignent du cours arrêté des choses, parlent de l’éphémère.
Et pourtant, ce qu’on voit sous le couvercle vitré paraît toujours en attente de mouvement. La collection est un aérodrome et de vieux noms de guerre reviennent en mémoire : Spitfire, Yak, Messerschmitt, Dewoitine. Mêmes ailes étroites, portance calculée au plus près, bord d’attaque et bord de fuite justement profilés et peinture de camouflage en taches ondoyantes, lignes brisées, trompe-l’œil de l’avion au sol. Parfois, un ocelle, c’est une cocarde. Et ces bandes noires alternées sur l’abdomen. on les a vues aussi sur les carlingues.

Comme dans les escadrilles, chacun a son nom. C’est que l’ homme, qui n’est jamais trop sûr de son affaire quand il s’agit de confier sa vie à ce qu’il a fabriqué, préfère être à tu et à toi avec ses machines. Alors, le nom crée une sorte de lien affectueux, un fraternel rapport. Spirit of St. Louis, Oiseau blanc, Enola Gay ou La Tête à Toto, juste de quoi se concilier la créature mécanique, pour tout dire, lui forcer un peu la main.
Ici, bien sûr, ce ne sont pas des noms qui sentent le cambouis et la gazoline. Le latin des cabinets d’entomologistes a un parfum de créosote. Deilephila nerii, Celerio euphorbiae, Sphinx ocellata, et tous les autres, ça en impose.

Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Le premier connaît la chanson. Alors, à la mémoire du laurier rose ! Sur ses ailes peintes en jaspures, c’est le vert de feuille et l’incarnat de la plante aimée avant la métamorphose. Peu à dire de Celerio – le très rapide –, qui s’en tient à une bigarrure plus discrète. Le Sphinx ocellé, c’est autre chose. Il le fait à l’esbroufe. Mince iris bleu sur l’aile, à pupille noire et large cerne autour. Cocarde ou œil artificiel, c’est de la peinture de guerre, comme ailleurs celle des hommes cannibales. Cela s’expose, fait voir la menace ; tout le contraire du camouflage qui escamote. Peut-être que l’oiseau naïf s’effraiera de ce regard d’hypnotiseur avec rien autour, comme un sourire de chat du Cheshire.

Mais, par la taille, c’est un autre qui domine, un prince on dirait, avec les marques et les insignes qui proclament l’autorité. Ses ailes repliées deviennent une cape sombre qui dissimule le costume fauve. Le crâne peint sur son dos en rajoute. C’est le blouson d’un vieux biker californien qu’il porte. Sphinx Tête de Mort, comme on dit Jean Chrysostome ou Berthe au Grand Pied, le signe de reconnaissance en épithète. Espèce de pirate, on aurait pu en rester là, mais le latin révèle des corridors nocturnes : Acherontia atropos, celui qui habite les rives de l’Achéron, le fleuve noir qu’on ne traverse qu’une fois. C’est après qu’Atropos, la Moire inflexible, a coupé le fil. Mais, lui, s’il en est revenu, alors, bien sûr c’est en messager d’Hadès, et qui n’annonce rien de bon. La main qui le capture devient main de nécromancien, prend le risque ; sans savoir ce qui se presse derrière, elle ouvre une porte. Et c’est bien elle qu’on entend grincer sur ses gonds minuscules, qui fait un bruit comme une petite mécanique, comme un jouet d’enfant. L’homme cherche toujours des signes, des présages. La nuit en offre et qui lui font peur. Il les a cloués aux portes des granges. Alors, celui-là avec ses draperies funèbres et son gémissement ne doit pas se laisser captiver par les lampes. Elles sont aussi mortelles que les feux des naufrageurs. Et puis, s’il s’abandonne à son penchant, une autre mort lui est promise, autrement plus belle parce qu’elle vient après l’extase, en marque le terme glorieux, ouvre sur l’éternité.

Le soir, des effluves tièdes et sucrés se répandent en nappes. Les antennes disent comment remonter le courant, trouver les sources. Corymbes, ombelles, capitules retiennent en gouttelettes ce qu’ils ont élaboré dans la chaleur. Mais lui connaît des entrepôts où la provende est inépuisable. Il est le larron des ruches. Une fois dans la place, avec sa trompe raide il siphonne les alvéoles, vérifie dans le délice le principe des vases communicants. Mais, un jour, le temps lui manquera pour cuver son miel. Le dieu des abeilles brandit sa foudre, les aiguillons noirs la portent et l’intrus devient bloc curarisé, et ce n’est pas sa musiquette qui changera quelque chose. Ça lui aura coupé le sifflet. Alors les autres se font embaumeuses, retrouvent pour l’occasion des rites funéraires anciens, traitent l’épave énorme comme un corps divin, l’enduisent de partout avec la cire et la propolis, confectionnent à ses mesures un sarcophage. Bien sûr, elles se perdent un peu dans les mythologies. Parce que lui, s’il est bien le petit missionnaire d’Hadès qu’on avait imaginé, c’est au tribunal de Minos qu’il aurait dû comparaître. Empaqueté comme il est, c’est Osiris qui va le recevoir. Compétition des pompes funèbres. Que sa petite âme soit accueillie par le mieux-disant ! Et puis, ici ou là, qu’importe, on le reconnaîtra, il suffira qu’il dise son nom : Sphinx, avec ses semblables alignés gardiens des temples solaires ou bien chimère de femme-lionne qui questionne sur le chemin de Thèbes. Les dieux sont familiers des transformations. Et c’en est une, et de taille, qui l’a métamorphosé, lui et les autres de sa famille, en aéronef vrombissant, champion du vol stationnaire devant les corolles où la trompe plonge pour le ravitaillement comme fait le bec du colibri.

Car, avant d’en arriver là, tous auront trouvé leur bonheur dans une vie de chenille, vie lourdement terrienne, bonheur dans les rameaux et dans les feuilles qu’on savait agripper comme il faut. Huit fausses pattes au milieu en ventouses molles, une paire encore au bout du ventre et six petites à l’avant, noires et crochues. Avec ça, le limbe est bien en main, présenté par la tranche, à disposition sous les mandibules, et toutes y vont de leur découpage en échancrures, en festons, ouvrage de dame comme aux ciseaux. Et c’est chacun son goût. Lui, avant d’être le commensal indiscret des abeilles, faisait ses délices des feuilles de pomme de terre, du datura toxique, de la douce-amère. Les autres, c’est un bouquet champêtre, avec le liseron, l’épilobe et l’euphorbe, chèvrefeuille ou lilas, et cætera. Mais, au-delà des préférences, toutes ont un air de famille, un air de chambre à air. C’est boudiné, gonflé à bloc. Le vert de feuille remplace le rose du caoutchouc, ou bien c’est un bariolage avec des taches rondes comme des rustines. Et puis aussi, il y a, et qui singularise, cette corne plantée tout à l’arrière. Drôle de figure de licorne avec son appendice au pôle opposé. N’empêche, c’est un signe pour qui veut voir. Mais qui n’a vu que la corne n’a encore rien vu. La révélation reste à venir. C’est quand la créature qu’une ombre, un courant d’air ont alertée ne cherche plus à cacher sa nature sous des oripeaux entomologiques, qu’elle se montre pour ce qu’elle est, petit sphinx, l’avant dressé, pétrifiée dans sa pose, qui fait face, paraît attendre la réponse.

Voilà de quoi il aura pu se réclamer, lui que les abeilles ont apprêté.

Bien sûr, le plus souvent on n’entend pas la question posée ou on ne fait pas attention à la devinette. C’est qu’on ne voit pas à qui on a affaire.

*
« Qui êtes-vous ? » demanda la chenille à Alice.
« Qu’entendez-vous par là ? »
« Êtes-vous satisfaite de votre taille présente ? »

Questions anodines en apparence. Questions de sphinx à n’en pas douter, même si, dans son ouvrage fameux, le professeur Dogson les attribute – sans preuve – à un ver à soie. Bonne pâte de sphinx pour le coup. Sans quoi l’affaire aurait mal tourné pour cette petite pisseuse d’Alice Liddell, proprette et raisonneuse, toujours sur son quant-à-soi, une niaise réponse à la bouche.
Qu’importe. De nos jours, les mythologies vivent dans les herbes. Pour comprendre et entendre, il faut une âme rêveuse, portée si possible à la contemplation de l’inutile, qui sait regarder de l’autre côté des choses. Par là à l’écoute des téléphonies discrètes.

Bernard Dumortier