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9. Papillon (Les Ailes du désir) - Bernard Dumortier

dimanche 10 juillet 2016

9. Passage d’encres III - 3e trimestre 2016 - issn en cours.

PAPILLON

(LES AILES DU DÉSIR)*

« Mais tout cela demeure recherche tâtonnante à travers l’ordre visible des choses, en quête de leurs harmonies invisibles, quête qui part d’un savoir fragmentaire pour aller à ce que l’on peut seulement pressentir. »
E. Jünger, Chasses subtiles.

Faire d’un objet le point où concourent les forces du désir et de sa possession un horizon éblouissant est le privilège de l’enfance, parfois de la prime adolescence encore. C’est qu’il faut à l’esprit cette capacité d’athlète à se tenir durablement en quasi-déséquilibre, tendu, insoucieux de tout le reste, déjà projeté vers ce qui est à atteindre dans un élan d’obstination toute juvénile.
L’objet du désir revêt une infinité d’apparences et, sans doute, appartient-il à toutes les catégories, objet sans nécessaire valeur marchande : médaille, bille, pierre, timbre, coquille, petite mécanique, fossile, ce qui est manufacturé aussi bien que sauvage.
C’est dire qu’à l’observateur détaché échapperait l’essentiel, ce nimbe, message que seul sait reconnaître et entendre celui, un enfant presque toujours, à qui il s’adresse.
Les choses sont plus subtiles encore quand l’objet du désir est animé et mobile parce que, alors, il se mêle au jeu de séduction comme du défi, de la provocation, une manière de coquetterie à se montrer puis disparaître au regard. Dans ces moments, la fulgurance de cette ligne qui joint la pupille à la cible, ligne de mire, relègue dans l’obscurité l’étendue qu’elle traverse, l’abandonne à une insignifiance de bas-côté et de toile peinte. Il y a dans les cirques et les music-halls un projecteur de poursuite au faisceau mobile et resserré qui déplace une tache ronde, bleutée, où l’artiste est le diamètre. Ici, c’est le regard qui poursuit en virtuose et on se dit, telle est son intensité, qu’il pourrait carboniser la cible. Mais, bien sûr, l’accident ne se produit jamais car ce qui se passe là est de l’ordre de l’extase et du ravissement. La bacchante mystique d’Avila jamais non plus ne s’est fait un sillage de flammèches et de cendres.

L’objet du désir vole haut. À puissants coups d’aviron dans les airs il dessine des volutes, des festons, des trajectoires planées hasardeuses, affairées de rien. Sous le soleil et le feuillage en fond, le bel appareil paraît avoir des ailes de papier journal que noircissent les gros titres. L’enfant, qui doit avoir huit ans, le met à part des autres papillons. Il l’appelle voilier, nom qu’on ne lui a jamais donné et qui laisse voir la séduction, mais aussi, et malgré son impropriété, dit vrai.
Après, on a su de quoi il avait l’air. C’est qu’on l’avait fait aborder, qu’on avait reconnu les détails de sa voilure. Ce qui, à distance, faisait penser à un travail d’imprimerie, n’avait pas, vu de près, démenti la ressemblance. Ici, une encre noire a tracé les nervures, là, laissé des réserves où se montre le fond jaune pâle, ailleurs, empâté lourdement, ou souligné la découpure festonnée des ailes postérieures, dessiné aussi l’appendice qui leur fait une queue et donne à l’insecte un air exotique, le rend incomparable.

Dans ces mêmes années, La Faune de France des papillons a fait de l’enfant un visiteur émerveillé parmi les planches où chaque espèce est restituée au naturel, taille et couleur, à ceci près qu’elle n’apparaît que par moitié et c’en est assez tant il est vrai qu’une irrécusable symétrie bilatérale, la demi-image dans un miroir, permet cette économie. Le dessinateur s’est servi de la place gagnée pour montrer la face inférieure des ailes et, parfois, c’est un autre animal que l’on voit, avec un décor de pièce de tabletterie, d’écaille marbrée. Il n’échappe pas non plus que, ici, le principe de représentation en surplomb est autre que ce qu’il est pour les poissons, les oiseaux, les mammifères, animaux qui s’identifient de profil comme les animaux-dieux s’identifiaient sur les parois peintes des grottes et des temples. Il n’est guère que les grands rapaces qu’on observe en contre-plongée et, au bout des ailes, les rémiges primaires sont des doigts pointés qui s’écartent. C’est que l’homme dessine le monde à sa vue. Alors, dans les livres, les planches de papillons, bariolures et cocardes exposées sont des aérodromes photographiés du ciel et, dans les boîtes de collection, c’est l’organisation militaire.
Le savoir qui vient des livre n’abolit pas l’émerveillement, il le rend seulement moins hirsute et primitif, le nourrit d’un discours argumenté ; il y a des effets et des causes que, plus ou moins, on discerne, des raisons aussi qui font souterrainement leur chemin, jaillissent enfin, illuminent l’esprit, guident l’élan irréfléchi qui tient encore au jeune âge.
Sans doute aussi le nom, par ce qui pourrait bien être une vertu incantatoire, devient-il mot de passe, apte à faire s’ouvrir des portes, à tenir à distance le réel parce qu’il relie à des strates plus profondes. Alors, celui qui a les ailes imprimées à l’encre noire aurait à voir avec le divin. Son nom est Machaon, combattant de la guerre de Troie et petit-fils d’Apollon. Ainsi se prolongent les contes de l’enfance.

À moindre distance sans doute, mais vers de rudes sommets, alpages ou prairies sylvatiques, le divin est plus présent encore. Apollon règne sur son Parnasse de granit et Parnassius apollo est là pour le dire, le faire entrer dans les têtes. Il est l’officiant vêtu de blanc. Quatre ronds noirs sont les boutons de son costume et les manches amples font des battements d’ailes pour rassembler les Muses. On peut toujours douter, et, pourquoi pas, réclamer des preuves. Mais ce qui ne trompe pas et suffit ,à dire le culte qui se célèbre ici, c’est l’étrange météore, l’ornement liturgique qu’on voit aux ailes postérieures, soleil rouge dédoublé que borde en noir un cercle parhélique.

L’esprit, toujours, se plaît aux correspondances et aux parentés qu’il découvre. Mais, pour un signe qu’on a cru reconnaître, combien d’autres définitivement obscurs, emblèmes héraldiques, symboles indéchiffrés de cartographes, ces espèces d’alphabets archaïques aussi où le cercle dans sa perfection est sanctifié à l’infini sur les ailes , ce sont ces disques, lunes, lunules, phares, ocelles, taches orbiculaires comme des sphincters, regards dessinés, parfois multiples. Et si, dans cette surabondance, et sous couvert d’ornements sans malice, il s’échange des messages, tous sont des cryptogrammes. La machine Enigma tournera en vain.

Celui-ci, pourtant, est sans mystère. Le chasseur débutant le guette parce que c’est un messager du printemps, un avant-coureur d’équinoxe qui se montre peu après les fleurs de perce-neige. D’ailleurs, il est floral par sa couleur – un jaune acide – qui n’est pas une couleur d’aile mais de pétale. Cela a à voir avec la botanique. Le nom du papillon le confirme : le Citron. Il est aussi le plus discret pour ce qui est du décor. Une gouttelette de pigment n’a laissé qu’un point orangé minuscule au· milieu de chaque aile.

D’autres se font aimer pour des raisons inverses : ils ne craignent pas de s’exhiber, de captiver le regard. Les satyres, beaux voltigeurs en forêt, étirent parfois sur leurs ailes brun chocolat des palissades blanches et cela éclate comme le rire des affiches de la Revue nègre. Mais, toujours, il y a un angle ou bien un bord où la teinte de fond s’est éclaircie, où s’ouvre un œil à l’iris noir. Œil de papier peint parmi des ramages qui tourbillonnent, dont la fixité devient hypnotique pour l’enfant qui regarde. Ces ailes, et cela se confirme quand on en voit le dessous, ont emprunté aussi au monde géologique. Le marbre et l’agate en coupes polies font voir les mêmes jaspures. Mais, et quelle que soit l’invention extravagante des motifs, la couleur est celle d’une peinture, d’une matière tinctoriale, ce que l’on emploie pour les passages d’encres sur le calcaire lithographique. C’est la pigmentation universelle, la teinture pour tous, fleur, écaille, légume, fourrure, fruit, tégument.

Le Grand Mars changeant s’y prend autrement, lui. Il innove dans la séduction. Et de quelle façon ! Ses ailes noires juste un peu marquées de blanc, d’un coup deviennent sources d’effluves électriques, se changent en feuilles métalliques d’un bleu violet intense. On n’est plus là dans l’aquarelle parce que, selon l’angle dans le battement, cela s’allume ou prend l’opacité de la suie. Autre chose est à l’œuvre : une physique subtile dont les lois organisent la couleur des interférences. Les écailles imbriquées des ailes sont des millions d’appareils d’optique, lames minces, réseaux striés qui disciplinent le flux des longueurs d’onde déversées en fouillis, imposent des cheminements où des couleurs éclatent ou bien se perdent, s’annihilent, se changent en noir. Hasard de la mécanique ondulatoire, le pas cadencé des seuls photons bleus a le bon rythme, celui qui permet de s’échapper du labyrinthe pour jaillir dans l’œil qui, alors, s’émerveille du spectacle des correspondances et des parentés secrètes. C’est que le Grand Mars changeant aime la proximité des rivières et des peupleraies. Là, à ses éclats indigo répond un miroitement à éclipses, celui des peupliers blancs dont les feuilles ont une face argentée.

Voilure déployée de papier journal, voilier, bel objet du désir plus rapide que le navire Argo à la figure de proue oraculaire et ses cinquante-quatre rameurs, avec tes pareils, petite flotte dont on ne voit que les pavillons qui battent, de conserve vous allez à contre-courant, vous remontez le flot et, sur une rive, la mémoire enfouie dans vos cales croit reconnaître l’enfant aux aguets dont vous aviez ravi le cœur il y a tant d’années.

Bernard Dumortier