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9. Inintitulés III - L’Og

mercredi 24 août 2016

9. Passage d’encres III - 3e trimestre 2016 - ISSN : 2496-106 X

ININTITULÉS

Dans leur palais flotte une odeur d’escargot. Serait-ce de par la bave de tous ces ministres gluants ou de ces courtisanes profondes et lascives comme un parfum d’opium propres à distiller le poison de la chair ou le Vrai Poison Ciguë ?
Non, tout simplement, il y flotte une odeur d’escargot.
Empreinte de la grande âme sympodiale de tous ces escargots, celle que de nombreux mystiques ont nommée « l’âme du monde », le ventre mou lustrant la peau du cosmos d’un mucus qui est leur tapis à déplacement.
Alors, les jours de pluie où ils rendent le gouvernement, le roi descendu de sa nuptiale coquille déclare la séance ouverte. Ce jour-là, toutes les décisions seront rendues au nom du Grand Gastéropode Hermaphrodite Législatif, mais cela nul besoin de le préciser, cela se sent dans l’air à l’intérieur du palais, cela se sent dans l’air à l’extérieur du palais, l’odeur d’escargot qui flotte y est plus forte que d’habitude.
Beaucoup plus forte.
Ici, les escargots sont fantômes mais les salades sont quand mêmes mangées.
Nul ne s’étonne.

*

Il va tant à la montagne qu’à la fin il faut trouver ça louche. En effet, il y a une certaine brume, une brume qui n’est pas qu’une brume, une certaine brume, très fluide et très opaque, une brume qu’on dirait du coton liquide, et cela est dit dans les vallées alentour où les hommes parlent et vont à la montagne alors que, pourtant, ils ont femme. À cette brume, ils y vont et reviennent en le disant : « C’est du coton liquide ». Et c’est tellement calme qu’entre deux nappes on croit mourir d’ennui et de tristesse.
Alors lui aussi y va à la rencontre de cette brume souple et légère, de loutre et de vapeur dans l’air humide propice aux forêts touffues.
Et un jour ce qui devait arriver arriva : cette brume se retrouva enceinte. Le père venait voir de temps en temps comment se passait cette grossesse, l’air un peu flétan d’être pas là, concentré à mieux engrosser cette grande masse flottante et cotonneuse qui se gonflait d’attente.
Lorsqu’enfin l’enfant naquit, papa faisait couvade dans un hamac au pied de la montagne, enfantant de sa semence volatile d’autres brumes fantomatiques qui donneront les jumeaux, triplés et autres quadruplés de son fils. Mais fantômes. Fantômes.
Lorsqu’enfin l’enfant naquit, maman s’en trouva plus brumeuse encore, plus effilochée encore, d’un épuisement plus de kapok encore, le doux blanc travaillé jusqu’au temps.
Elle vaquait sur la montagne comme une brume.
On s’y tromperait.
Et en effet, cela il ne faut pas le dire à sa femme. Seulement faire un peu plus semblant de dormir.
Quant à l’enfant, à mi-chemin entre corps et précipitation, plus de mousseline que d’os, avec l’âme de l’homme dans un corps de brouillard, c’est dire combien c’est vaporeux et difficile d’y prendre appui, s’y reposer, pas fiable donc, comment l’éduquer ? Oui, comment ?
Alors la montagne fait nounou.
Père et mère sont ailleurs.

*

Ils ont de longues manches, amples et longues. Ils prennent un air délicatement outré, un air de « que ça sent mauvais l’homme quand il n’est plus attaché à sa vie et qui se laisser aller à des décompositions flatulentes après sa mort, non, que ça ne sent pas bon l’homme qui a relâché son âme », tout ça parce que vous avez insinué qu’ils cachent dans leur manche des chevaux qui se sont enfuis des nations qui les mangent.
Alors, pour prouver leur bonne foi, ils sortent un chameau de leur manche, ils ne sont pas surpris, ils ne montrent pas un signe d’étonnement. Cependant, ils l’échangent contre deux femmes ou un troupeau d’escargots et ils ont bientôt leur manche pleine de mucus, c’est subséquemment qu’ils vous sortent votre mère de votre manche et vous êtes bien étonné, ils vous sortent vous même de leur manche et vous êtes encore plus étonné, mais c’est trop tard maintenant pour vous demander comment ils s’y sont pris : toute votre vie vous allez la passer de manche en manche, l’âme en courant d’air entre deux battements.
Et en vous escamotant ils ont pris l’air de confucianistes matois et chafouins, à l’âme de moule et à la face de figure blette, l’air de saints confits et macérés, l’air de jésuites glutineux, les valves de dieu clapotantes, grandes ouvertes, béantes et avariées, tout ça c’est la même viscosité à muscles mous de vagins défaits. Et ils sourient, les dents un peu cruelles de caniches de salon, de roquets à manchon, fonctionnaires quelconques.
Ils écartent l’air d’un précieux geste de la main, la manche accompagnant en flottement, caressant l’air comme particule de mouche importune à écarter comme si de rien n’était. Alors que tout est gênant dans l’air, bien trop gênant... Mais il faut vivre et faire semblant.
Et quelquefois, assemblés, ensemble, ils font moulin à vent de leurs bras, brassant l’espace d’un grand froufroutement.
Les effets de manche à tout va, c’est apaisant, ça rafraîchit le temps autour de soi, mais 1 000 kilomètres plus loin cela ne fait-il pas tourbillon, n’est-ce pas le temps des voisins qui alors s’agite ? Oui, ne s’échauffe-t-il pas ? Ne fait-il pas ébullition ?
Provoquant parfois un retour d’air : si vous les voyiez qui s’envolent, laissant l’espace se refermer derrière eux, peu à peu rempli du cri des grillons que jusque-là ils remplaçaient, ils s’envolent comme des nuées de sauterelles, mais ce ne sont pas des sauterelles, mais il faut tout de même protéger les champs.
Las, la récolte est déjà perdue d’avance.

*

Il n’est pas bien né. Alors il recommence sa naissance. Son entrée dans le monde n’était pas bien… comment dire ? nette… Oui, c’est cela, ça manquait de… Bref, c’était loupé comme un acteur qui a mal appris son texte.
Sa mère est d’accord. Elle aussi… Ce n’était pas bien certain pour elle, elle ne s’est pas bien rendu compte… Tous deux sont conscients que quelque chose n’a pas eu lieu, il y a quelque chose qui n’y est pas. Même si le docteur, l’obstétricien, la sage-femme, l’infirmière, l’aide-soignante et l’état civil sont de convenance pour faire semblant : il est né, basta.
Alors bébé renaît. Pour mieux que le temps s’arrête à ce moment-là, pour qu’on soit bien d’accord sur les termes du contrat : je nais donc je ne flotte plus.
Mais là encore rien n’y fait, il y a comme du flottement dans l’air, quelque chose de pas résolu.
Et on sent qu’il va falloir faire avec. Peu importe le nombre de fois qu’on naît. Il va falloir traîner ce boulet fantôme.
Jamais il ne sera possible de naître comme un sceau.
Plutôt comme une bavure de cire ou d’encre.

*

Concert avec 128 canons, 33 canonnières basses et 12 obusiers. Le public est là, 844 au total, les places sont chères. La salle n’est pas si grande que ça. La musique de chambre est faite pour s’asseoir, parfois s’entasser sur soi-même dans son sommeil, souvent se molletonner autour de ses os.
Dès les premières mesures, ta ta ta toum, le public n’est plus que 322, le manquant à l’appel de l’âme (c’est ainsi qu’on appelle le fût du canon) a explosé sur ses fauteuils avec une note mélancolique augurant de la tonalité majeure de la symphonie.
Le temps avance et le public trépasse.
Au premier solo de l’obusier, frêle et aigu, qui fut annoncé par une note meurtrière très, très grave, implosant le centre du parterre dans une lyrique envolée d’entrailles et de têtes tourbillonnantes et ricochantes, se carambolant, renvoyées en fronde par les boyaux élastiques, le public n’était plus que 188, qui, parti ainsi, n’était plus que 77 à la fin du solo. La dernière harmonique s’éteignant comme la corne de brume d’un paquebot à l’horizon. Le premier solo et il y en avait encore 4, et le dernier par une canonnière basse, le plus terrifiant des instruments à vent et à exploser.
Et, quand vint ce moment que les canonniers avaient harmonieusement appris sous l’égide du canonnier en chef après des milliers d’heures de manœuvres et de répétitions, il faut en imaginer des trésors de patience, d’abnégation, de maîtrise de son art, de poudre, d’obus, pour en arriver à cette perfection orchestrale le jour de la générale…
Bref, avant même que la fumée du dernier solo ne soit dissipée et les dernières notes ne soient jouées, une certitude était faite dans la non-pensée du monde.
Il n’y avait plus personne dans la salle pour l’entendre.

(À suivre.)

L’Og