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Locarno 3 - 2016 : Bangkok Nites, de Katsuya Tomita

jeudi 25 août 2016
69e Festival du film Locarno 3
3-13 l 8 l 2016
BANGKOK NITES, de Katsuya Tomita
Le tout dernier jour, se glisser dans le Festival de cinéma de Locarno soudain déserté et, au cours d’une errance matinale, entrer dans une salle fraîche et vide pour découvrir une longue narration, celle qui est contée par le jeune cinéaste japonais Katsuya Tomita dans son film Bangkok Nites1. C’est s’embarquer alors dans un superbe voyage, sorte de documentaire-fiction à travers une Thailande tenaillée entre rêve et réalité.
Un paradis de beauté dans lequel, malgré tout, les populations de cette partie d’Asie restent tailladées et meurtries par les blessures que d’anciennes guerres coloniales leur ont infligées. « J’ai voulu montrer parallèlement à l’intrigue les à-côtés du pays », a souligné le cinéaste lors de la conférence de presse. Et Katsuya Tomita de nous faire découvrir ce pays pris entre la modernité citadine qui peut pervertir et meurtrir l’âme (no money no life) et celle de la tradition rédemptrice qui réside dans les campagnes. D’ou cette sensation d’ondoiement de grâce et de quête dans laquelle la religion est copieusement mêlée à la vie (devenir bonze plutôt que soldat). À Bangkok beaucoup d’habitations sont coiffées d’un temple bouddhiste et dans les campagnes on rencontre de nombreuses processions avec leurs chants incantatoires. Sensualité impressionnante dans cette balade dans laquelle la lune illumine les nuits à travers son halo de nuages vagabonds, dans laquelle de très jeunes filles chevauchent des motos telles de divines et diaboliques déesses et dans laquelle les déambulations religieuses au fil de l’eau y laissent leurs reflets colorés. Beauté indolente de la jeune héroïne et de son compagnon, Ozawa. Katsuya Tomita sait aussi narrer la ville et nous fait sourire quand il filme les taxis-motos chromés de tous leurs tuyaux filant tel le vent le long des artères et qui ressemblent à des jouets d’enfants (les fameux Dinky Toys) ou lorsqu’il filme les gosses qui se prennent pour des Real Money Trade. Nuits de Bangkok, dont les tours lumineuses clignotent rythmant la ville de leurs clinquantes partitions musicales.
Parfois la narration est accompagnée de chansons-poèmes, berceuses qui surlignent le paysage qui se déroule sous nos yeux. « La campagne est belle, une douce brise vient nous rafraîchir, ici pas besoin d’air conditionné ; c’est le paradis sur terre, celui des pêchers en fleur et de leurs parfums, paradis dans lequel le ciel se teinte de rouge et de couleurs innombrables. » Des chansons qui peuvent aussi devenir des semonces : Une femme se doit de suivre la tradition ou des constats : Les vergers sont devenus des jungles. Soudain, dans ce paradis d’une troublante douceur, éclate un bruit terrifiant, assourdissant, inattendu, incongru, celui d’une bombe. Tomita filme alors l’immense circonférence du cratère laissé par le passage de cet engin diabolique qui a semé la mort de longues années auparavant. Il ne faut surtout pas l’oublier.
Des pétales couvrant des corps gisant... Des milliers d jeunes soldats morts sur le champ de bataille dans un verger de pêchers en pleine floraison. Il fut dit que les fleurs tombèrent, les recouvrant comme une fine couche de neige odorante2.
Or, si le rêve se brise, l’espoir reste vivace : Les jungles redeviendront des vergers, préconise la chanson. C’est alors qu’un rappeur lance son cri : Laotien, réveille-toi, la guerre est terminée. Rassemblons les esprits égarés. Personne ne nous prendra cette terre. Car ils sont nombreux, les prédateurs, tels ces très riches hommes d’affaires japonais qui ne se privent pas de s’emparer du marché thaïlandais, morceau par morceau, et de s’offrir des nuits chaudes en croquant allègrement la marmaille qui arrive en surnombre et pour survivre, du fin fond de la province du Nord, près de la frontière du Laos.
Et, au-delà de la déambulation relatée, ne peut-on y voir le combat entre les forces du mal, Bangkok filmée la nuit et le désir incessant de la rédemption, la campagne filmée le jour dans tout l’éclat de sa beauté ? Reste à délimiter la frontière entre rêve et réalité... ce qui serait possible d’atteindre pour tous les jeunes protagonistes de cette histoire.
Sylvie Reymond-Lépine
Locarno, 15 août 2016
1. Bangkok Nites, film en couleurs, 2016. Japon/France/Thailande/Laos, 183’.
2. Patti Smith. M Train (traduit de l’anglais [États-Unis] par Nicolas Richard). Paris, Gallimard, 2016.