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10. Inintitulés VI - L’Og

dimanche 30 octobre 2016

10.  Passage d’encres III - 3e trimestre 2016 - ISSN : 2496-106X.

ININTITULÉS

VI

Voilà deux sœurs siamoises. Siamoises par le corps. Chacune la tête de son côté, les poumons communs, les bras, les jambes aussi.
Néanmoins, par étrangeté, le temps n’a pas la même empreinte sur elles. Bien qu’elles ont toutes deux commencé dans la même naissance, en voici une qui à 10 ans en a 10 et l’autre qui à 10 ans en a 4. Âge physique bien entendu, génétique d’une part du corps qui n’a pas choisi la même coulée des années.
Deux sœurs siamoises, l’une se retrouve la grande sœur de l’autre, pas attardée, seulement enfance qui prend sa croissance comme tortue, escargot, chêne ou tout ce qui est pédonculé à lenteur.
Puis voilà qu’elles ont maintenant 30 ans à elles deux. La plus vieille a 23 ans mais elle ne les fait pas, c’est toujours la grande sœur, la plus grande sœur avec 16 ans d’écart, une grande sœur siamoise qui n’en donne pas l’air, peut être touchée par quelque processus glandulaire irrigué de la zone du corps qui n’est pas franchement son pays – même s’il est impossible de déterminer véritablement où est la frontière.
En tout cas ce qui est certain c’est que la tête de la puînée est indéniablement celle d’un enfant qui a atteint l’âge de raison. Mais pas plus.
A 30ans, la sœur siamoise du côté du temps en fait 30, sa sœur, elle, d’un côté que peu connaissent, a 10 ans, si jeune qu’elle pourrait être sa fille. La fille dont la sœur pourrait être sa mère. Qui elle-même…
Bref, les années passent, la voilà grand-mère de sa propre sœur qui a 12 ans 56 ans plus tard.
Puis quelques dizaines d’années encore mamie meurt, passe du côté du temps que tout le monde connaît à la fin. Sœurette est grande-orpheline. Toutefois tout juste majeure.
Elle a choisi l’incinération du demi-corps de sa grand-mère, du demi-corps de sa sœur.
C’est plus simple.

*
Nappes d’angoisses, calmes et profondes ; mais paisibles. Les poissons viennent s’y baigner, histoire de faire des cauchemars doux, liquoreux jusqu’à l’écœurement ; mais berçant, berçant tout juste ce qu’il faut pour se sentir mal à l’aise ; et juste avant ce mal à l’aise, un petit point de sentiment bien particulier est l’essentiel inoubliable : son étranger qui se manifeste, en léger décalage, délicieusement troublant et pas encore inquiétant. C’est-à-dire le mal de mer.
Mais quand on est poisson là -dedans on est bien peu sujet, c’est comme un petit roi du temps qui affranchirait les secondes, grandiose et magnanime ; mais quelque peu ridicule sous l’œil de l’éternité et du mérou placide, docile et gravement gravitant un peu imbécile qui vaque.
Non, les poissons, ce qui à la longue les englue dans ce courant d’angoisse, c’est une lente apesanteur qui les ensommeille dans un grand liquide moelleux, moelleux et suffocant et surtout, surtout, en vertu hydrophile comme du coton, absorbant. Absorbant. Jusqu’à ce que l’eau qui fait la vie autour du poisson ne soit plus que le bocal sec qui fait la mort du poisson.
Parfois un requin se prend dans cette nappe.
On en a vu ensuite timides.
Mais chut ! Cela ne veut rien dire.

*
Quand les fantômes sont envahis d’un sentiment océanique, grandiose sentiment qui les envahit comme une seconde vie et rendant à la première son aspect intangible et flottant.
Bientôt, la contagion gagne le monde, un mal insidieux et fracassant qui ôte aux alentours des atomes de la réalité toute crédibilité. Même l’homme là-dedans, dans toute son histoire de certitude et de vérification du vrai, vacille autour de son noyau de doute, de doute terrible sur tout ça.
Et l’homme, peu à peu, s’imbibe de cette brume, le rendant moins proche d’un nuage que d’un amas volatil aux ondes s’entrecroisant.
Bientôt, la frontière entre l’homme et le fantôme n’est plus aussi imperméable que ça, et le plus irréel des deux n’est plus celui que l’on croit.
Et lorsque sur les fleuves évaporés les brouillards se lèvent et se mêlent, ce ne sont plus des brouillards, ce sont des hommes qui tous en nappes légères descendent les fleuves nourriciers qui jadis les ont enfantés, ils les descendent en longues nappes épaisses au fur et à mesure que d’autres confluents brumeux les anastomosent, s’embranchant aux deltas et gagnant le grand et vaste océan unificateur, s’incorporant aux baleines, cachalots et autres cétacés volatilisés qui apportent leur grande sagesse d’huile de crâne à cette humanité d’un bien nouveau genre.
Qu’il en soit ainsi.

Pour toujours.

FIN

L’Og