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GIOVANNI SEGANTINI : un corps-à-corps Marcher...

mercredi 18 janvier 2017

GIOVANNI SEGANTINI : un corps-à-corps

Marcher sans faim dans le désert des jours qui passent, voir sans voir et puis soudain le choc dû au film de Christian Labhart : Giovanni Segantini ou la magie de la lumière1. Me voila embarquée totalement dans l’univers du peintre, prête à le suivre, pas à pas dans son élévation, dans son ascension empreinte de spiritualité. Au fur et à mesure que défilent les œuvres, éblouie, je me demande d’ou peut bien venir toute cette lumière dorée qui irradie la plupart de ses peintures. Sujets multiples dans lesquels l’état d’apaisement2 côtoie bien souvent celui du questionnement essentiel3.
Le cinéaste a étayé son propos en relatant ce que fut la vie du peintre. Giovanni Segantini a dû subir la maladie puis la mort de la mère survenue quand il était encore tout enfant ; il a enduré l’abandon du père, l’angoisse de la solitude et de la faim à Milan : « Je me renforcais alors dans un sentiment de piété... le deuil et la douleur ne m’ont jamais rendu triste. » Le film est ponctué de figures de mère à l’enfant dans lesquelles s’entremêlent des peaux laiteuses sous des couvertures de cheveux roux4, d’autoportraits aussi dans lesquels le visage est dévoré par le regard, par la présence de deux yeux fous qui telles des tornades reflètent une âme fébrile assoiffée d’absolu5, comme ce stupéfiant autoportrait christique de 1895, nimbé d’or telle une icône.

Que ce soit dans des peintures qui relatent la vie quotidienne6 ou bien dans des sujets plus religieux7, toujours Segantini y glisse un sentiment d’accalmie grâce à « l’air » et à « la vérité » qu’il y insuffle, cet hommage que le peintre rend à la nature et à son énergie vitale et bienfaisante.

Surgiront peu à peu les glaciers féeriques, « les effets de soleil fulgurants sur des plantes étincelantes »8, cette vie qui nous transperce de sa lumière au-delà de la mort. Car c’est bien de cela dont il s’agit chez le peintre, de cette clarté lumineuse qui l’aimante comme une quête inassouvie de spiritualité et pour cela il lui faudra monter toujours plus haut vers les cimes, tenter de percer les mystères de cette irradiation, ces « jets de lumière qui tombent comme des flèches »9... traversant le paysage , l’enflammant de sa palette « de blanc argenté, de jaune de mars, de bleu cobalt, d’[outremer]... » Et Segantini de gravir les paliers qui le mènent vers les sommets, de monter plus haut, toujours plus haut et d’y mourir10.

Dans cette ascension continue ne peut-on voir également le désir d’approcher l’au-delà fantasmagorique, ce berceau du surnaturel qui a donné forme à de véritables contes barbares11, ne laissant aucun répit à l’âme du peintre, la tenaillant sans relâche ? Pour Segantini la montagne ne fut-elle pas ce « grand océan traversé d’ondes », ce défi perpétuel et acharné que le peintre n’eut de cesse de combattre et de vaincre dans un corps-à-corps digne de celui peint par Delacroix dans sa Lutte de Jacob avec l’ange12 ?

C’est tout cela en même temps, la peinture de Segantini, le chaos et la paix, donnant la part belle à l’imaginaire fait de visions et d’humanité.

Sylvie Reymond-Lépine
9-14 janvier 2017

NOTES
1. Giovanni Segantini : la magie des lichts, documentaire suisse en couleurs de Christian Labhart, 2015.
2. Sur le balcon (1892), Musée d’art des Grisons, Chur (Coire). Costume des Grisons (1887), Musée Segantini, Saint-Moritz - Les Pâturages de printemps (1896), Pinacothèque de la Brera, Milan - Sieste à l’ombre (1892), collection Christophe Blocher - Vache brune à l’abreuvoir (1892), Musée Segantini - La Jeune Fflle au tricot (1888), Kunsthaus, Zurich - Midi dans les Alpes, deuxième version (1892), Ohara Musée, Kurashiki (Japon) - Femme à la fontaine (1893-1894). Musée Oskar Reinhart, Winterthur.
3. Retour de la forêt (1890), Musée Segantini - L’Heure triste (1892), collection privée - Midi dans les Alpes, première version (1891), Musée Segantini - L’Épuisement ultime (1884), Musée des Beaux Arts, Budapest - La Mort ou retour au pays natal (1895), Galerie nationale, Berlin
4. L’Ange de la vie (1894), Galerie d’art moderne, Milan - Le Fruit de l’amour (1899).
5. Autoportrait (1882), huile sur toile, Musée Segantini - Autoportrait (1890), fusain sur papier. Cabinet des dessins, château Sforza, Milan - Autoportrait (1895), fusain, poussière d’or, craie sur toile, Musée Segantini.
6. La Tonte des moutons (1886-1888), Musée d’art occidental, Tokyo - La Récolte des citrouilles (1883-1884). Institut d’art, Minneapolis (Minn.) - La Porteuse d’eau (1886-1887), Musée Segantini - Le Laboureur (1890), Nouvelle Pinacothèque, Monaco - Printemps sur les Alpes (1897), French Compagnie, New York
7. Le Baiser à la croix (1881-1882), Musée Segantini - La Bénédiction des moutons ou le jour de la Saint-Sébastien (1884), La Première Messe (1885-1886) et Ave Maria a trasbordo (1886), Musée Segantini.
8 et 9. Robert de la Sizeranne.
10. Segantini est mort en 1899, à l’âge de 41 ans, à 2 700 mètres d’altitude.
11. Le Châtiment des voluptueux (1891), The Walker Art Gallery, Liverpool - Les Mauvaises Mères (1894), Galerie du Belvédère, Vienne - L’Amour à la fontaine de la vie (1896), Galerie d’Art, Milan - La Vanité (1897), Kunsthaus, Zurich
12. On peut voir cette œuvre dans l’église Saint-Sulplice, à Paris.