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Le géographe est ailleurs - Daniel Pozner

mardi 21 mars 2017

15. Passage d’encres III - Mars 2017 - issn 2496-106X.

LE GÉOGRAPHE EST AILLEURS

Le géographe, oh oh, presque bossu penché sur sa carte le compas à la main et par terre déroulées tas d’autres cartes ou au mur

mais le regard ailleurs vague et las sans doute le regard attentif de métier, habitude, habitude

d’une précision scientifique jusque dans la rêverie

décrire encore le lieu, l’entour, et l’armoire, elle est fermée, elle est peut-être vide derrière lui, le géographe comme s’il en sortait ou voulait y entrer en out cas l’ignorer il lui tourne le dos

sur l’armoire un œil tout blanc très grand immobile plutôt sévère globe terrestre brillant le surveille de haut sans dire un sans

dire un mot d’ailleurs lui aussi est muet inabouti le géogr. il n’a pas l’air d’avoir envie de causer et faut dire que sa science n’a pas l’air de le rendre très heureux ni intelligent, le géographe, planté derrière sa table

planté là l’œil sur la nuque en robe d’intérieur bleu d’eau aux ourlets rouge-lèvres, bouge pas

et ne regarde pas non ne regarde pas terres fleuves volcans, non, pas d’océans villes plaines déserts, non, car il lève la tête, un instant suspendu entre deux branches quotidiennes de compas, outils de mesure à la main, savoirs et questions à plat, rétrécis, pas toujours à l’échelle, oubliés

et que regarde-t-il le mur la pendule la télévision la porte qui s’ouvre son amie nue un souvenir lointain sa trogne dans la glace une mouche un jour ou un autre il ne regarde rien une autre carte au mur

plus loin plus près oh rêve-t-il rêves-tu

la carte déborde sur la nappe et c’est

alors, maisvoit-il, c’est lourde nappe sur la table se lève se plisse se creuse orogenèse et glissement de tissu comme de chair un sein un gouffre, chairs obscures et lumineuses

où géographe où t’es, géogr. ? semble pas même chercher à le savoir

se souvient-il de ce panneau au hasard d’une route de Bretagne : Attention modification des lieux et le cap Fréhel encore à vif et très douce amertume dans la voiture et puis quelques menus propos

n’est pas benêt le géographe simplement trop sûr et incertain d’une main s’accroche au bord du monde

où tombe la lumière penchée qui passe la fenêtre, parfaitement fermée la fenêtre à peine devine-t-on une miette de ciel bien blanc indifférent mais non

eh non pas un regard à la fenêtre, géogr., mais ce qu’il trace, alors ?

et qui l’observe, lui, dessinant ses métamorphoses ? mais lui-même son œil détaché sur l’armoire, planète quelque part, lui tient discrète compagnie

ce globe mobile sur un socle de bois et à la moindre secousse au gré des humeurs tourne et tourne

pareil au géographe, tourne la tête chaque fois qu’il se penche crayons et compas à la main sur la carte encore blanche, s’y voit, lignes entrecroisées obsédantes déjà

si tu oh sortais rien qu’une heure oh rien qu’un petit tour

elle ne s’évaporerait pas, les yeux vers

vers toi et ses désirs lointains

toujours nomade en tes plus riches demeures

ou qu’elle est ta pensée celle

celle qui te, celle que tu retrouves, celle

à qui tu penses parfois, celle que tu pensas penser

elle est là, juste à côté dans l’ombre, prête à poser pour d’autres cartes

pensas penser, parfois brusque géogr., et comme la pièce est close, changeante, c’est ici que le géographe est ailleurs.

Daniel Pozner

V. libr-critique
« Vermeer et les maîtres de la peinture de genre » (22/02-22-2017)
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