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15. Haut lieu / Japon - Andoche Praudel
jeudi 23 mars 2017
15. Passage d’encres III - Mars 2017 - issn 2496-106X.
HAUT LIEU / JAPON
Dans l’espace, le Japon est un lieu dont la latitude se situe entre celles de Lyon et de Tamanrasset ; dans le temps, le Japon et la France ont un décalage horaire de huit heures. Définissant ainsi un lieu géographique, un topos, on ne fait qu’entretenir l’illusion d’une relation objective. Sur les manuels des écoliers japonais, leur pays se situe au centre du monde, tout comme la France dans nos écoles. Ce sont là des éléments qui devraient amener à relativiser, mais, en général, le contraire se produit ; de même que le langage vernaculaire attribue le nom d’Hommes à ses propres locuteurs, chacun se voit dans le lieu d’où il parle. Deux modèles culturels se sont alors imposés, l’un occidental, soi-disant universaliste et misant sur la dynamique du relatif, l’autre tendant à la singularité et faisant fond sur une communauté irréductible, insulaire... Si, historiquement, la philosophie d’un lieu japonais, imperméable à la modernité — tel que Nishida le voulait —, a échoué, il n’en demeure pas moins que l’assaut de la modernité n’a pas emporté toutes les défenses d’un imaginaire où la mystique du néant fait voir le lieu au moment où il s’efface. Alors, le Japon est-il une bande de terres en train d’émerger ou bien s’immerge-t-il peu à peu dans l’Océan ?... Que le rationalisme permette de construire des aéroports sur des digues artificielles est-il ou non contredit par la construction de centrales atomiques sur des failles sismiques ? La déraison, ici comme ailleurs, est-elle due à la seule pulsion de prévarication ?
« Nous nous tenons devant le monde. » Heidegger reprend ces mots de Rilke, interrogeant l’homme et le monde. Nous ne sommes d’aucun pays. Nous ne sommes pas chez nous. Nous n’aurons jamais l’innocence des animaux. « Nous autres, nous nous tenons devant lui du fait de la singulière tournure et élévation qu’a prises notre conscience. » Cet écart nous apparaît à l’évidence entre le Français et le Japonais — entre ceux d’ici et ceux d’ailleurs —, se redouble. C’est-à-dire que les Japonais, certes, ont l’habitude des tremblements de terre, mais l’on aurait tort de croire qu’ils en sont moins scandalisés, moins effrayés que les Occidentaux. Alors, quand l’incurie s’en mêle, quand la langue de bois résonne, le problème est bien entre les hommes, entre les consciences — que la langue de bois parle latin ou javanais...
Voulant montrer quelque chose du Japon, j’ai choisi Fukushima — bien nommée Île du bonheur —, et d’autres cieux où le pays se repose et nous étonne : Sekigahara et la montagne qui domine le champ de bataille, Hagi et les brumes qui l’entourent. Paysages historiques, symboliques mais qui ne présentent aucun symbole. « Le sublime de la photographie consiste à faire surgir l’être dans son vestige — l’enfoui dans le « défoui », l’immergé dans l’émergé. » (Baldine Saint Girons, 2013). Le premier à penser le paysage, selon Augustin Berque (1997), fut le Chinois Zong Bing (375-443). Celui-ci débute son Introduction à la peinture de paysage par ces mots : « le paysage, tout en possédant la matérialité, tend vers l’esprit ». Suit le commentaire de Berque, « Un lieu est à la fois un nom et un ensemble de choses. Il est langage, et de ce fait on peut, mutatis mutandis, lui appliquer des problématiques analogues à celles qui sont développées à propos du langage verbal ; mais il possède aussi une dimension irréductible à tout langage, puisque les choses qui le composent sont d’abord des choses singulières. (...) Ce qui constitue les lieux de l’écoumène et les paysages qui les expriment, c’est-à-dire le poème du monde, combine en effet contradictoirement une tendance à l’universalisation par ampliation et une tendance à la singularisation par genèse. » Berque distingue en effet l’écoumène, milieu et espace du quotidien (au sens d’« écologie ») et l’érème, milieu de la vie sauvage (au sens d’« érémitique »). Les paysages de la zone interdite de Fukushima, dévastés le 11 mars 2011, lorsque j’en prends les photos six mois après, sont maintenus dans l’écoumène, à force. Pour les paysages de Sekigahara (lieu de la bataille décisive aboutissant à l’unification du Japon par les Tokugawa, le 2 octobre 1600) et de la région entre Hagi et Yamaguchi (lieu d’échauffourées entre 1555 et 1556, au terme desquelles le clan Mori se taille un large territoire et devient le principal adversaire de Tokugawa), le processus est inverse : sur les hauteurs d’Ibukiyama, sur les rivages d’Iwajima, nulle trace des combats, mais tant de lieux propices à la contemplation !
Il n’en demeure pas moins que les noms de ces lieux, aussi familiers que Valmy, en colore tout le paysage... N’est-ce pas cette charge, ce retard qui fait sens, puisque le photographe (comme le peintre selon Duchamp) vit sans cesse l’écart entre le monde et sa représentation ? Il rêve que le paysage dévasté est « derrière » nous. Mais on ne retient pas la lumière.
Andoche Praudel
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Baldine Saint-Girons, Les Champs de bataille d’Andoche Praudel. De la photographie comme art des trophées, Paris, éd. Manucius, 2013.
Augustin Berque, Le Sauvage et l’Artifice, Paris, 1986, et revue L’Espace géographique, 1997.