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14. Anamorphose hystérique - Michelle Labbé

jeudi 23 février 2017

14. Passage d’encres III - Février 2017 - issn 2496-106X.

ANAMORPHOSE HYSTÉRIQUE

Il l’imaginait.
Il faisait sombre au salon. La fenêtre encadrait le ciel métallique surplombant un lopin de mer entre deux collines et les hortensias bleus du jardin. La luminosité filtrant entre les cumulus bas et sombres en mamelons rendait presque fluorescents les hortensias et, au loin, éclairait sauvagement, de biais, la ligne rase des maisons chaulées de l’île de Sein. On attendait des trombes d’eau.
Elle était abîmée dans un fauteuil en rotin, une jambe passée par-dessus l’accoudoir, pieds nus, les ongles des orteils rouge sang écaillé, le combiné collé à l’oreille. De sa main libre, elle massait un hallux valgus presque violacé au pied gauche, qui blanchissait régulièrement sous ses doigts et violaçait à nouveau. « Mais pourquoi, disait-elle. Pourquoi tiens-tu tant à ce que je le voie ? ça n’a aucun sens. Je ne veux pas de ce psy. Même s’il t’est sympathique. Non. Je ne dors pas très bien, c’est vrai, mais je n’ai pas envie de raconter mon histoire à ce type ou de prendre ces cochonneries de médicaments. Hier ? Je me suis promenée. Sur le chemin de douanier. La mer était mauvaise. Mauvaise, vraiment. Elle giclait jusqu’à nous. Oui, à cet endroit, le chemin est difficile, il suit la falaise. Mais je tiens encore debout. J’ai rencontré un drôle de type. Vieux. Très vieux. Qui faisait des acrobaties incroyables pour cueillir des queues-de-lièvre, mais si ! ces touffes de poils très doux blanc beige au bout d’une mince tige qui poussent dans le sable ou dans les anfractuosités de la roche dans les endroits très secs. On les appelle aussi lagures ovales. Écoute ! je n’ai jamais rencontré un vieux monsieur aussi adorable. Je l’ai aidé pendant un moment, c’était plus facile pour moi puis je me suis lassée. Il venait d’Écosse, je crois. D’Édimbourg. Qu’est-ce que je raconte ? Il a loué tout près. Il faisait un bouquet pour sa femme. La bruyère était en fleur. Il y en avait des champs entiers, je t’assure, de chez nous jusqu’à la mer. Je lui ai demandé s’il ne voulait pas plutôt de la bruyère ou des genêts, c’est quand même plus gai. Mais non ! À un moment il a glissé. Tu m’écoutes ? Non, non, je n’ai pas envie d’aller voir ton psy. Tu ne vois pas que je crève de solitude ? Tu rentres à quelle heure ? D’accord ! Ah non, on n’a plus de pain. Ah oui, il sera trop tard pour en trouver. Hé bien, on s’en passera. Tu ne m’écoutes pas, hein ? Comme d’habitude. Oui, c’est ça. À tout à l’heure ! On ne voit presque plus. Je t’assure, on ne voit presque plus. »
C’était ainsi que s’était passée la conversation et c’était ainsi qu’il l’avait vue comme si elle était là, Elle, Alice, tandis qu’ils se parlaient, Elle au téléphone fixe, lui au portable dans sa voiture. Elle s’ennuyait. Il s’en rendait compte. Il lui aurait fallu des enfants. Si elle avait voulu…

Il était au volant de sa nouvelle Ford Mustang, décapotable, bleu nuit, qu’on ne pouvait ouvrir à cause du temps. La climatisation fonctionnait malgré la fraîcheur de l’air. Le GPS fonctionnait, bien qu’il connût la route par cœur. La radiocassette fonctionnait. Il avait lancé un CD des So Long Paradise qui couvrait le bruit du moteur et celui du vent. Il marquait le rythme en frappant le volant du plat de la main. Il dépassait largement les limites de vitesse ; les panneaux paraissaient, disparaissaient dans un éclat d’acier sous les phares qu’il avait dû allumer en raison de l’orage qui menaçait, éteignant le jour avant l’heure. Quand son portable contre sa poitrine avait vibré, il avait répondu à Alice sans baisser le son, sans ralentir. Elle le désolait. Elle le dépaysait, en fait, comme s’ils avaient été à des siècles de distance l’un de l’autre. Elle n’était qu’angoisse, lande de solitude où les mots se perdaient, s’abîmaient. Il appuya un peu plus sur le champignon. La voiture bondit ; elle répondait vraiment comme un pur-sang superbement dressé.
Il aurait aimé arriver chez Maxence avant l’ondée. Maxence – probablement – servait affairé, la moustache en avant et le torchon en perpétuel mouvement.
Le virage découvrit la mer, gris plombé jusqu’à Crozon, et les quelques bateaux qui finissaient de rentrer sur Douarnenez. Le klaxon d’une voiture qui descendait en sens inverse se perdit dans un hurlement de terreur. Des filaments éblouissants se mirent à coiffer Crozon et Morgat. Le ciel rugit, assourdissant. L’averse s’écroula. Les essuie-glace peinaient à repousser le déluge. Ne paraissaient par intermittence que les lignes blanches de la chaussée, les zigzags phosphorescents du ciel. Les So Long Paradise beuglaient entre les explosions. Les lumières de chez Maxence se mirent à briller en taches jaunes baveuses et vacillantes. On aurait dit qu’elles sanglotaient.
Il pourrait s’avaler un expresso et puis un whisky, renouveler ses Gitanes, avant de repartir. Il se gara sur le terre-plein, juste devant la porte, bondit à l’intérieur. Il flanqua une grande tape sur le dos de Maxence. C’était un temps à faire fuir tous les saints, dit il. Oui, ça allait. Non, pas trop crevé, satisfait, oui ! mais à Prague, il faisait chaud. Et ici ? − Comme toujours ! Soleil en intermittent du spectacle.
Il siffla son café et, le double whisky en main, pendant que Maxence s’occupait de ses autres clients, se mit à contempler une fois encore la collection de publicités sur plaques émaillées dont Max décorait les murs du bar : pin-up en short, maillot de bain ou jupette à la gloire de Veedol, Garonor, Igol, Cofranc, Facom, Coca-Cola, langoureuses dames au buste engageant débordant de roses et de rubans, au-dessus, au-dessous de vieux noms comme Amer Picon, Cherry Rocher, champagne de la Jarretière, égéries martiales en costume alsacien, brandissant une bière écumante, nymphes au déshabillé transparent, mouillé-collé rose évanescent de Roberte… le jus de fruits… Il dit tout haut : Ro ber te, le jus de fruits. C’est celle-ci qu’il lui aurait bien fauchée, pour sa carnation pâle sous les voiles. Elle était un peu Alice, sa femme, jeune, très jeune, dans ces déshabillés de nylon qu’elle affectionnait. Il passa un index amoureux sur la surface lisse et vaporeuse. Roberte souriait et il lui murmurait un discours sans fin. Ils étaient tous deux penchés vers un berceau nimbé des mêmes vaporeuses mousselines sur des chairs roses et paisibles. À travers la fumée de sa Gitane, il lut : Absinthe Ro bet te. Instinctivement, il relut : Absinthe Robette. Il jura ! Il avait toujours pensé : Roberte, un jus de fruits quelconque, et pour la première fois il s’apercevait qu’il avait pris un brûle-gueule pour une banale douceur.

Le bruit du bistrot, les chocs de verre, les éclats de voix en arrière-plan s’amplifièrent brusquement et le détournèrent de sa contemplation. Des habitués, pêcheurs de crabes et de langoustes ou bien résidents saisonniers, pour la plupart retraités, venus du port en contrebas, discutaient avec Maxence du chômage et des responsabilités de tel ou tel. Il remarqua un type qui avait un rire aigre, un rire de crécelle exaspérant, mais semblait avoir la sympathie des autres, dénigrant ceux qu’étaient payés à rien foutre, les bonnes femmes surtout, qui réclamaient à tout bout de champ leurs pauses. Il fut tenté de crier son avis mais eut la paresse de s’immiscer dans la discussion. Il avait beaucoup parlé à Prague ; l’entretien avec Rozalski avait été fructueux mais il était fatigué. Il passerait commande sous peu, Rozalski. Prague avait été positif ; il était satisfait. La pluie avait cessé. Le soleil se glissait à nouveau entre les strates de nuages.
« Hé ! Patrick, dit Maxence, tu pourrais pas emmener la petite jeune fille jusqu’au Tréboul ? C’est une amie de Florence ; ça te ferait un petit détour mais le car a un pépin, il passe pas ce soir. »
Une gamine de douze, treize ans se leva et s’approcha souriante du fond du bistrot. Elle avait de longs cheveux cendrés et son hâle n’était pas suffisamment avancé pour dissimuler quelque chose de rose qui lui courait sur les joues. Elle portait un jean moulant et un top décolleté sur une poitrine naissante, des boucles d’oreilles argentées en forme de dauphin. Son bagage était réduit à un sac à dos d’écolière auquel était accrochée une grenouille en peluche verte avec un bonnet et une écharpe tricotés.
Il renonça à son double whisky, dont il avait à peine bu une gorgée, régla la consommation.
– Tu t’appelles ?
− Marianne.
Il s’inclina cérémonieusement.

Le ciel s’était calmé. Le jour avait reparu. Le soleil écartait les nuages. Il lui ouvrit la portière droite avant. Elle mit son sac entre ses jambes et boucla sa ceinture. Avec le moteur, la cassette se remit en marche.
– Tu vas au Tréboul ! cria-t-il. Il conduisait moins vite.
− Oui, vous n’aurez qu’à me laisser près de la chapelle Saint-Jacques, hurla-t-elle.
− Ce sont les vacances ?
− Oui.
− Tu es en quelle classe ?
− Quatrième.
− Tu travailles bien ?
− Ça va.
− En quelle matière ça va le mieux ?
− En histoire et en maths.
– Tes parents sont contents alors ?
− Je suis seule avec ma mère. Oui. Elle connaît votre femme.
− Ah bon ?
Il diminua le son de l’autoradio.
− Ma mère travaille à l’institut de beauté. Mais ça va fermer. La patronne prend sa retraite.
− Ah oui ! Alors elles ont sympathisé, ma femme et elle ? Qu’est-ce que ta mère va faire après ?
− Elle cherche du travail.
− Qu’est ce qu’elle a comme formation ?
− Elle était comptable. Et puis, sous la direction de Mme Aubain, elle s’est formée aux soins du corps. Mais je crois qu’elle accepterait un peu n’importe quoi. Parce que, si elle ne trouve pas de travail, on va nous expulser de notre logement.
Il continua à rythmer du plat de la main les So Long Paradise, désormais murmurants. Cette jeune Marianne avait l’âge qu’aurait eu leur fils ou leur fille s’ils avaient eu des enfants au début de leur mariage. Il lui sembla qu’elle tapotait de sa main gauche ses genoux.
− Tu aimes la musique ?
− Oui.
− Le rock ?
− Non, la musique baroque. Lully, Bach, Rameau… 
Elle eut un bref éclat de rire ; il sourit :
« Je croyais que tu battais la mesure… et vu ton âge…Tu joues d’un instrument ? »
Il comprit « du violoncelle » mais un carré de ciel bleu au bord de l’œil, côté vitre gauche emporta son attention. Il faudrait relancer Rozalski, à Prague, si, dans une semaine, il n’avait pas donné signe de vie. Mais il avait confiance. Il arrivait toujours à ses fins, en affaires. Le rencontrer à nouveau, éventuellement. Entre Cracovie et Milan, ce serait possible. Il revint au présent et il lui sembla voir comment apaiser Alice. Tout en regardant la route, il s’adressa à Marianne :
« Ecoute, moi, ma femme est mal en point. Je pense que ça n’a pas échappé à ta mère. Ça m’arrangerait qu’on lui tienne compagnie, j’ai beaucoup de déplacements. Et j’ai toujours un peu de comptabilité en retard. Je vais te donner ma carte. Dis-lui qu’elle appelle. Vous pourrez venir toutes les deux ; tu diras à ta copine Florence qu’elle pourra te voir chez moi. Ce n’est pas loin. »
Il arrêta la Mustang au ras des hortensias de la chapelle Saint-Jacques. Elle quitta la voiture, fourra la carte de visite dans la poche arrière de son jean : « Merci, dit elle, pour le dérangement. »
Il resta à contempler sa silhouette fine alourdie du sac à dos qui plongeait dans le dédale de maisons descendant vers le port. Au passage, elle giflait de la main droite les roses trémières à sa portée. Pour un instant, Marianne fut sa tendre et douce fille. Ce n’était pas tant de la mère qu’ils avaient besoin, Alice et lui, c’était de la fille. Marianne avait l’âge de l’enfant qu’ils auraient pu avoir… Si la mère acceptait la proposition, Alice serait peut-être ! non pas comblée mais apaisée par la présence de l’enfant.
C’est ainsi qu’il voyait les choses mais il savait sa perception perturbée − anamorphose hystérique ! disait en s’esclaffant et en se tapant sur les cuisses son ami psy – dès qu’il s’approchait des femmes qui l’émouvaient, en particulier de la sienne.

Michelle Labbé